pouss_sabLes deux sens les plus sollicités dans la communication sont l'ouïe et la vue, le vecteur du premier étant la parole ou la musique et celui du second l'image, mobile ou fixe. Or, il me semble souvent qu'ils parlent à deux parties de nous-mêmes, fort différentes, mais complémentaires, l'image s'étant, depuis quelque temps, taillé un empire sans cesse plus large.


LE SON, OU LA PENSEE

 

Le son est, par la nature même de son émission (et non de sa réception, nous y reviendrons) un enfant du temps. Une parole ou une note suit l'autre ; la phrase construit ainsi une logique "linéaire". Elle a un début et une fin, qu'il faut savoir détecter et son interprétation juste est à l'origine du sens échangé. Chaque langue à son code de décryptage, appris et intériorisé, qui fait de la parole ou de la musique un outil de la pensée, de la raison. Sans le respect des règles, l'émetteur émet un bruit, vide de sens. A l'inverse, un récepteur insane ne trouve par le sens contenu dans un propos bien construit.

Une petite parenthèse sur la musique, en se limitant à son aspect mélodique. En dehors du monde européen (occidental ?), la musique est linéaire, comme un chant, monodique. Elle évoque ainsi des enchainements d'harmonies qui ont fait et font encore les beaux jours de toutes les musiques du monde. Le monde européen y a ajouté la polyphonie, peut-être pour dépasser cette linéarité, polyphonie où plusieurs chants linéaires, subtilement agencés entre eux, complètent et amplifient le sens que la musique véhicule. L'oreille est capable de recevoir, aussi bien ensemble que séparément, ces voix polyphoniques pour peu qu'elle ait reçu l'éducation nécessaire. Et, comme avec la parole, c'est à la raison que parle la musique ordonnée et construite. Même si, cette raison n'est qu'un relai, parfois, vers une émotion qu'elle bâtit. Est-ce que toute la musique suit ce schéma ? Non, à l'évidence. Mais pour en dire plus, passons d'abord quelques instants avec l'image.

L'IMAGE, OU L'EMOTION

L'image, encore plus quand elle est animée, dispose d'une puissance considérable. Lorsque dans un échange elle est présente, c'est d'abord à elle que nous nous référons. Pourquoi en est-il ainsi ? La réponse me semble liée â l'action que l'image déclenche en nous, une action qui ne passe que secondairement par la raison, mais d'abord par l'émotion. Marie au pied de la Croix, ou l'étudiant de la Place Tien An Men qui fait face aux chars, même combat. Et je ne choisir là que deux images fixes : que ne faudrait-il pas dire de l'artillerie lourde du cinéma, du théâtre, du cirque ou de l'actualité télévisée.

Or, toucher l'émotion peut se faire sans passage par la réflexion, l'acquis, l'éducation, au contraire de ce qui se passe avec le son. Chacun peut donc y être sensible, ce qui en fait sa puissance et son universalité, mais aussi, en revanche, sa capacité à véhiculer le pire comme le meilleur. Nous en avons la preuve chaque jour autour de nous.

DISTINGUER ET JOINDRE

La distinction entre ces deux médias, dont l'un active plutôt la pensée et l'autre l'émotion, n'est en rien une tentative d'opposition. Elle veut simplement souligner la nécessité d'un équilibre, qui apparaît toujours comme un surcroit de richesse et rappeler le danger que le recours excessif à l'émotion représente, tel que nous le vivons en ce moment.
Quelques remarques, pour étayer ce propos et, peut-être, éclairer ce qui a été dit ci-dessus.

UNE PAROLE TEINTEE D'IMAGE

D'abord, si la parole (ou la musique) est le fruit de la pensée, la séduction de l'image peut s'y glisser. La poésie ne fait rien d'autre. Mais elle reste une pensée, une pensée en images.

Quand un prophète religieux, un dictateur charismatique, ou un idéologue éloquent s'expriment, c'est par images qu'ils le font, par paraboles disent certains, pour rendre leurs "vérités'' sensibles à tous, par le truchement d'émotions facilement accessibles.

Et certaines musiques, au contraire, conscientes qu'elles sont un véhicule privilégié de raison, n'ont-elles pas voulu pousser cet avantage jusqu'à la caricature ? Je pense par exemple, en dépit de mon attirance pour la musique classique contemporaine, aux excès des ultra-sérialistes, secs, isolés et assez stériles, dont la génération est, heureusement, en train de s'éteindre. Sans rien dire de ces groupes musicaux chaotiques, respectueux du seul rythme, et dont la volonté de véhiculer simplement une émotion brute est, à mes yeux, le gage de leur disparition à plus ou moins brève échéance.

Enfin, je ne saurais donner à un roman le qualificatif de bon, s'il ne savait pas, au moyen d'images induites, susciter en moi un minimum d'émotion. Et pour aller jusqu'au bout de ce besoin d'équilibre, que serait un livre de mathématiques sans figures ?

UNE IMAGE CHARGEE DE PENSEE

Quant à l'image, comme vecteur de communication arrêtons-nous, pour faire court, à la peinture.

Il ne semble que la peinture contemporaine a été (et est encore) déchirée entre deux tendances, aussi destructrices l'une que l'autre.
D'abord une voie où l'émotion s'exacerbe, par la couleur, par la construction ou par le sujet : le spectateur doit être saisi, renversé, broyé. Une page blanche (ou bleue, Mr Klein), une lacération, un étron au milieu d'une salle, une vidéo obscène, etc. Voilà quelques outils de la violence de l'image lorsqu'elle s'affirme comme vecteur de l'émotion seule, tentée d'aller toujours plus loin.
L'autre voie est, au contraire, la prise de conscience par certains artistes de la puissance envahissante de l'émotion et qui, de ce fait, hyper documentent et rationalisent leur propos. Qui n'a pas vu ces oeuvres, réduites à une petite image, qu'accompagne un long texte, souvent ennuyeux au possible ? Et, comme dans la musique déjà évoquée, la sécheresse stérile est au rendez-vous.

L'EQUILIBRE

Il y a donc, entre ces deux médias dominants, le besoin d'une entente, d'un partage des rôles.
Pour conclure et illustrer cette nécessité d'équilibre, je voudrais évoquer la force qu'atteignent les oeuvres de certains artistes (je pense à Poussin, par exemple ou à certains quatuors de Chostakovitch) lorsqu'à travers l'émotion que leurs "images" suscitent, se lit une pensée souvent empreinte d'universel et d'impermanent. Dans cette fusion réussie cesse alors cette distinction d'analyse entre émotion et pensée pour retrouver la plénitude de l'oeuvre aboutie.