Sur un ton souvent péremptoire, c'est ainsi que se résument les opinions de nombreux interlocuteurs et pas seulement des plus jeunes. « J'aime pas le nucléaire, j'aime les pâtes, j'aime pas l'histoire, etc ». Soit, avoir une opinion est un droit. Mais là où l'affaire prend moins bonne tournure, c'est que cette opinion vaut souvent jugement et met un terme à toute autre considération un peu plus approfondie sur le sujet. Puisque je n'aime pas, c'est mauvais, puisque j'aime c'est bon. L'avis des autres, les causes et les conséquences de cette opinion, tout cela est oublié.
Il est évident que cette attitude, centrée sur soi, est dommageable pour les relations humaines et est un des facteurs, parmi d'autres, d'une certaine solitude et d'un sentiment d'être incompris... et de l'être, en effet. Elle dissout aussi le lien social démocratique, parce qu'elle est un mépris discret des autres et de leur vision des choses. Seuls trouvent grâce ceux qui « aiment » comme moi, ma communauté. Or une société fondée sur le consensus ou le rejet, une sorte de communautarisme, s'éloigne de la démocratie, construite sur la discussion et l'acceptation de décisions, d'hommes ou de valeurs qu'on n'approuve pas toujours, mais qu'on tolère. Nous avons à y perdre.
Pourquoi est-ce ainsi ? Il me semble qu'une piste mérite d'être suivie qui explique, au moins en partie, cette situation.
Depuis plus de 50 ans, notre éducation générale a cessé d'être un apprentissage du patrimoine commun (histoire, littérature, philosophie, musique, arts plastiques, etc.), pour devenir une technique de développement de l'individu (former son jugement propre, exprimer ses potentialités, etc.). Rien n'étant absolu, c'est plus une tendance, qu'un choix exclusif. Mais nous constatons aisément qu'apprendre, emplir sa tête, n'est plus une valeur aussi importante qu'exprimer son « soi ».
Et nous pouvons tous constater que la mémoire (encore une fois, pas seulement des jeunes!) est peu remplie. Demandez à un bachelier de vous réciter un poème, de vous donner la capitale du Bhoutan, de vous expliquer les causes de la chute de l'Empire romain ou de vous parler de la naissance de la polyphonie ou, tout simplement de vous faire un portrait du Général de Gaulle ! Vous serez déçu, en constatant le vide des mémoires. C'est pourtant tout cela qui nous a construits comme nous sommes, fonde notre société et justifie notre fierté d'en être membre. Et c'est donc sur ces références que devrait se construire notre jugement, lui donnant d'ailleurs par ce moyen une occasion d'être partagé. Comment ressentir la beauté d'un texte si on n'en connaît aucun ? Comment comprendre nos choix de société si l'on ignore tout de l'histoire ? Comment apprécier une œuvre si l'on n'en a jamais étudié aucune ? Comment comprendre les réactions et les actes des hommes qui nous entourent, si l'on ne sait rien sur les autres civilisations et leurs croyances ? Difficile, n'est-ce pas ?
Alors, mettez-vous à la place de cet individu à qui on demande d'exprimer son potentiel, d'affirmer son jugement, s'il n'a rien de sérieux dans la tête pour y trouver des références, des ressources pour évaluer, apprécier, ni former sur des faits historiques, objectifs, les jugements qu'on lui demande et dont on lui dit que cette capacité est la clé de son éducation et de son succès social ! Il ne lui reste alors que son instinct : j'aime, j'aime pas... Et le cycle est bouclé, qui l'enferme sur soi et sur son inculture.
Il ne s'agit pas, à mon avis, de prendre le contrepied de ce qui se fait, car une tête bien faite est aussi importante qu'une tête bien pleine. Mais peut-on bien la faire si elle est vide ? Alors, remplissons-la mieux et continuons à essayer aussi de bien la faire !
Et donnons aussi à ces têtes un peu de distance, tant sur ce qu'elles aiment (ou pas) que sur ce qu'aiment (ou pas) les autres. Tout en sachant, d'ailleurs, que ce qu'on aime est profondément lié à ce que l'on connaît et change avec l'approfondissement de sa culture. Un peu de détachement ne fait pas de mal, d'autant plus que l'opinion non partagée est de peu d'importance. C'est alors un premier pas vers la tolérance qui est, je crois utile de le rappeler, l'acceptation, pour des raisons importantes, de quelque chose que l'on désapprouve. Et la base de toute vie sociale dans notre univers démocratique.