Peinture chinoise et lois scientifiques : deux activités humaines qui ne sont pas sans analogie.
Il me semble qu'existe entre l'expérience artistique chinoise et la démarche scientifique occidentale une parenté, dont la mise en évidence peut aider à comprendre la première, pour un esprit occidental. Il sera bien entendu prudent de montrer où s'arrête cette analogie qui ne pourrait, sans dommage, être poussée trop loin.
Un point fondamental est de concevoir que l'artiste (ce mot, sauf qualification autre, sous-entend toujours ici : chinois), au contraire de notre tradition, cherche à lire le monde (le Dao chinois) et à en transmettre l'esprit et l'expérience qu'il en a par un geste presque involontaire qui se conforme aux lois de celui. Cet artiste fait alors naître au bout de son pinceau, d'un seul trait, ce que ses sens et son esprit ont perçu, comme s'imposant à eux, jusqu'à une sorte d'évidence, de communion intime, forte et paisible. Il n'impose pas la vue de son esprit au monde, comme l'Occidental le fait (et peut-être aussi le Japonais...) ; il laisse le monde et sa loi emplir son esprit pour le lire, puis l'écrire par son trait d'encre noire. Un bel exemple de cela me semble être la peinture de Shitao ci-contre. Le monde est toujours là, dans ses formes naturelles, mais bouleversées, fragilisées, perturbées.
La démarche scientifique procède presque de la même manière. Son premier pas est une observation du monde, de ses manifestations naturelles ou sollicitées (l'expérimentation), dont il s'agira ensuite de comprendre la loi. Le monde, c'est à la fois les existants physiques que l'on observe ou que l'on provoque, mais aussi les existants que l'homme y a introduits, les descriptions mathématiques de ce monde existant à l'instant de la recherche, les "lois" déjà découvertes. Car il s'agit bien là aussi de lire ce monde, puis de l'écrire par des articulations ingénieuses de concepts et de formules. Au fond, W=mc² est une peinture chinoise, une calligraphie. Elle n'a pas plus de réalité que la peinture de Shitao. Elle est une écriture du monde par l'homme et pour lui et lui seulement. Le scientifique est lui aussi un médium qui écrit le monde. Il n'est absolument pas un créateur, sauf à jouer avec les mots.
L'analogie peut encore être poussée un peu plus avant. Le scientifique met sa loi (sa formulation, son texte, son trait) à l'épreuve de l'expérience qui lui confirmera (ou non) que cette loi permet d'anticiper des événements conformes (ou non) aux monde, tel qu'il est. De la même manière, la peinture chinoise n'acquiert sa validité qu'à l'épreuve du lecteur, du spectateur, à qui elle transmet, ou non, son expérience propre.
Mais, n'allons peut-être pas plus loin, tant il est vrai que l'acquisition de savoir scientifique a toujours eu une attente de puissance, quand la peinture chinoise est, pour son auteur, une attente de sagesse.
Il n'en reste pas moins que ces deux activités, à priori dissemblables, ont un cousinage que leur confère leur origine humaine. Se représenter le monde et le transmettre par une écriture intelligible aux autres hommes, ici par le trait, là par les mathématiques, n'est-ce pas cela, une humanité réussie ?