Un peu plus d'un an avant sa mort au cours de la première guerre mondiale, Franz Marc, fondateur du mouvement de peinture du « Blaue Reiter » en Allemagne écrivait que « …la science exacte est le fondement de notre caractère européen. ». Dans une autre lettre du front, il écrira « …à partir du 14ème s. a commencé une monstrueuse aspiration à la connaissance, aujourd'hui encore loin d'être épuisée… ».
Cette intuition me semble extraordinairement riche car elle caractérise en effet un mode de société qui depuis la Renaissance est bien le nôtre.
Aspiration à la connaissance de tout, sans exclusive ni interdit et sur le mode exigeant des sciences exactes, celui qui admet comme valables les seules affirmations et interprétations qu'aucun fait ne démentit et relègue celles qu'aucun fait ne soutient. Aspiration à un savoir qui historiquement a peu à peu réduit la place des « vérités » révélées et qui, par sa propre fécondité, a mis en évidence leur stérilité. Que cette aspiration à savoir ait été monstrueuse pour certains qui y perdaient la face est incontestable ; c'est bien ce que redoutent aujourd'hui encore tous les ayatollahs de la pensée, pétris d'ignorance et d'arrogance.
Ainsi l'Europe qui n'est pas une nation, pas même un état, pourrait certainement trouver dans cette aspiration qui l'a façonnée et qu'elle a exporté, un fondement spirituel à sa communauté et l'affirmer comme un pôle d'identité.
Il me semble de plus qu'il n'existe pas dans le monde actuel d'ambition plus mobilisatrice que celle là, en dépit des déceptions que le savoir peut avoir provoqué chez les esprits simples que sa maîtrise rebute. La demande universelle des produits de ce savoir scientifique ne se démentit pas en médecine, en agriculture ou en électronique, par exemple. Et en contradiction avec les mensonges de certains, l'homme détenteur de ce savoir vit mieux et plus que celui qui ne le possède pas, dont, soit dit en passant, le sort aussi a bénéficié par ricochet de ce savoir (cf. The skeptical environmentalist de B.Lomborg, par exemple).
L'esprit de l'Europe, ce qui a fait sa valeur universelle, est issu de ce ferment humaniste exigeant, et profondément original. L'Europe n'est certainement pas le produit d'une identité religieuse chrétienne, à la prétention universaliste, donc non spécifiquement européenne, et à l'origine moyen-orientale. C'est au contraire de ce corset au relent de magie qu'elle a su se dégager à la Renaissance pour prendre la voie qu'elle a prise. Qui aurait l'inconscience de rejeter cet acquis ?
L'esprit de l'Europe est depuis la Renaissance cette volonté, mue par un doute systématique, de n'accepter sans les mettre à l'épreuve aucun dogme, aucune loi, aucune révélation. C'est le refus du figé, de l'immobile, du sacré et du sacralisé. N'est-ce pas ainsi qu'est née la démocratie ?
Pour affirmer ce choix, qui est en grande partie le simple rappel d'un fait d'histoire, les états qui composent l'Europe devront d'abord procéder à des choix plus francs en faveur de cette voie et lui donner tout son poids dans les valeurs de leurs sociétés.
Ils devront aussi refuser d'intégrer à cette communauté et peut-être se préparer à combattre ceux qui ne partagent pas majoritairement cette vision que toute idée n'acquiert sa valeur qu'après avoir été mise en doute, réfutée, vérifiée.
C'est en effet sur ce scepticisme créateur que l'Europe s'est construite, à la mesure de l'homme et de lui seul.