Les "valeurs chrétiennes" sont-elles un fondement de l'Europe ?
L'Europe et le monde chrétien
Texte publié par le Vatican et appelé « Ecclesia in Europa » :
L'histoire du continent européen est marquée par l'influence vivifiante de l'Évangile. « Si nous tournons notre regard vers les siècles passés, nous ne pouvons pas manquer de rendre grâce au Seigneur pour le fait que le christianisme a été pour notre continent un facteur primordial d'unité entre les peuples et les cultures et de promotion intégrale de l'homme et de ses droits ».
On ne peut certes pas douter que la foi chrétienne fait partie, de façon radicale et déterminante, des fondements de la culture européenne. Le christianisme a en effet donné sa forme à l'Europe, en y faisant pénétrer certaines valeurs fondamentales. La modernité européenne elle-même, qui a donné au monde l'idéal démocratique et les droits humains, puise ses valeurs dans son héritage chrétien. Plus qu'un espace géographique, cet héritage peut être qualifié de « concept majoritairement culturel et historique, caractérisant une réalité née comme continent grâce, entre autres, à la force unificatrice du christianisme ; celui-ci a su fondre entre eux des peuples différents et des cultures diverses, et il est intimement lié à la culture européenne tout entière ».
Ce texte, qui pose la question du rôle de la culture chrétienne dans le fondement de l'Europe, attire de ma part trois remarques préalables : Il est publié par le pape à qui il est aussi difficile de ne pas demander de faire de la réclame pour son camp qu'à un chef de parti. L'église est avant tout une institution humaine.
D'autre part le christianisme, prosélyte par nature, s'est la plupart du temps répandu dans le monde sans que l'idéal démocratique ni les valeurs sociales de la prospérité constatées en Europe y soient associées. L'Afrique, l'Amérique du Sud et une part de l'Asie donnent de bien tristes contre-exemples.
Enfin le monde chrétien, jusqu'au 16ème siècle au moins, a été l'enfant du monde romain et a plaqué ce modèle sur ses institutions. C'est sans doute la raison du succès dans nos contrées de cette religion d'origine moyen-orientale. Elle s'est ainsi débarrassée du caractère englobant, totalitaire, de ses cousines monothéistes (islam et judaïsme) qui ont bien du mal à vivre en paix avec une société civile libre.
Il serait injuste de nier le fait que la culture chrétienne ait contribué à façonner les mentalités européennes. Mais elle s'est arrêtée en route et il a fallu d'autres principes de pensée et d'action pour arriver où nous sommes. Ce n'est pas cette source de pensée qui a donné à l'homme européen sa curiosité, son scepticisme créatif, son goût de risquer et de changer le monde pour le rendre plus vivable. La religion a toujours combattu le savoir scientifique qui ébranle ses fondements et transforme son monde créé et stable en un monde incertain et changeant. Non, la terre n'est pas au centre du monde ; non, le monde n'a pas été créé il y a 5000 ans, etc. Elle ne peut donc pas prétendre être à l'origine de ce mouvement vers le savoir et la prospérité qui a permis quelques percées de la démocratie (choix entre égaux des modes de fonctionnement de la société civile) dont l'origine est essentiellement grecque. C'est au contraire contre un monde figé par la parole éternelle des dieux que l'homme a du se battre pour imposer peu à peu la sienne en matière de savoir et d'organisation civile. Je suggère par exemple à ce sujet la lecture du livre de Jean Baecheler « Les origines du capitalisme ».
Depuis le 12ème siècle a eu lieu en Europe un formidable travail de sape de l'idéologie du monde stable véhiculée par les religions ce qui a progressivement permis le changement nécessaire à une prospérité croissante et un premier décollage économique et démographique. Lire par exemple « La révolution industrielle du Moyen Age » par Jean Gimpel.
La Renaissance, prodigieux scepticisme créateur inspiré de l'antiquité fait alors poindre des valeurs qu'elle puise en Grèce et à Rome. Indignation de l'église puis éclatement du monde chrétien. Là me semble se situer la véritable origine de notre Europe actuelle : l'homme se prend en main et découvre qu'il en est capable si on le laisse faire, au péril d'ailleurs de souffrances et d'erreurs.
L'égalité des hommes et l'usage démocratique seront des « droits » coûteux qu'au 17éme siècle l'homme perçoit comme un idéal qu'il a les moyens de se payer, à condition de retrousser ses manches et de se séparer peu à peu autant de l'église que d'un autre corps social, les nobles. La chute de la noblesse au 18éme siècle me semble due à sa myopie : elle aurait pu prendre la tête de la création de la prospérité naissante en jouant un rôle économique d'investisseur. Elle a préféré continuer à consommer et l'a payé de sa fonction sociale, puis de son existence.
Que les valeurs « chrétiennes », choisies d'ailleurs parmi des valeurs humaines plus anciennes et plus profondément enracinées dans l'espèce, aient contribué ainsi à façonner l'Europe, soit. Mais il me semble que le plus bel apport du monde chrétien a été, par la lutte menée contre lui, de donner aux hommes conscience de leur pouvoir à dire la loi et à organiser un monde où les dieux ne sont pas nécessaires. Ils ont ainsi douloureusement gagné en pouvoir et en responsabilité, découvrant par leur effort le monde réel et le maîtrisant progressivement, au risque parfois de trouver bien lourd le poids d'une telle responsabilité.
C'est en tous cas ce qui a eu lieu en Europe, où l'ensemble de la population a ainsi pu bénéficier d'une socialisation de cette prospérité. Ayons de la compassion pour ceux qui en Afrique, au Moyen Orient ou ailleurs restent enfermés dans leur immobilisme dont le fanatisme religieux profite. Souhaitons-leur de réussir leur évolution sans en passer par les 1000 ans que nous avons connus, avec son cortège de violences et de douleurs.
C'est ce monde moderne qui est notre Europe, curieuse, prospère et démocratique. C'est celle que le monde peu ou prou imite, que l'impuissance et la jalousie conduit parfois au désespoir, mais aussi au succès comme une large partie de l'Asie.