Le vote américain en faveur des républicains a eu une ampleur qui peut surprendre. Cette vague que l'on nomme "populiste" frappe de la même manière tous les pays du monde occidental, ce que, l'une après l'autre, révèlent ou révèleront les élections. Et là, le vote des "latinos" ni la qualité de la campagne de la candidate n'expliquent rien. En réalité, des causes profondes sont à l'œuvre, qu'on peut essayer de percevoir et si possible de comprendre.
Voici ce qui représente, pour moi, les principales pistes.
Les fruits de la croissance sont mal partagés depuis 40 ans
Depuis les années 1980, le partage de l'accroissement de richesse des états occidentaux a cessé d'être équitable entre les classes. En unités monétaires constantes, les 10% les plus riches ont pratiquement tout remporté de cette croissance, comme le montrent de nombreuses publications statistiques. Les classes moyenne et moyenne pauvre stagnent ou régressent quand la richesse explose chez les 10% qui empochent tout. Ceci vaut en matière de revenus et est encore plus marqué en matière de fortune, ce qui se traduit par une hausse des prix explosive de tout actif de capitalisation (immobilier, or, titres boursiers et produits financiers, par exemple, sans parler des bitcoins et ses cousins). D'où l'expression fréquente par les victimes de cette situation d'un sentiment de déclassement, de perte substantielle de l'espoir de gravir l'échelle sociale, voire de disparition de leur classe et donc d'une exigence de voir leur revenu réel couvrir équitablement leurs besoins. Nous avons tous noté cette aspiration chez les agriculteurs, par exemple. La France a tenté de compenser cette plongée relative des ressources de ces classes par la charité sociale. Si cette redistribution fonctionne assez bien, elle n'atténue cependant pas le mécontentement et l'exigence mentionnée ci-dessus. Elle échoue à fonder un lien social et à restaurer la dignité des assistés. Si nous continuons dans cette voie, le populisme gagnera.
Les victimes se rebellent par leur vote
Cette perception d'une inégalité de ressources croissante estimée injuste et qui tue le rêve en rendant l'ascension sociale encore plus improbable se retourne vers les gouvernements jugés responsables et partiaux en faveur de ceux à qui cette situation profite. Ainsi dans tous les pays où cette inégalité a lieu et perdure, ceux qui en souffrent se retournent vers une classe politique qu'on appelle populiste, autre que les "partis de gouvernement" qui ont failli. Ainsi, la gauche clownesque et indigne de LFI et les nuls du RN bénéficient des mêmes électeurs prêts à tout et même au pire comme aux USA pour abattre ceux qui les appauvrissent et les privent d'espoir. Aux USA, les républicains, en le sachant ou sans le savoir, jouent ce rôle. Ce n'est pas Trump qui est élu, mais c'est l'espoir d'un meilleur partage de la croissance. Un autre candidat l'aurait sans doute emporté, mais probablement moins nettement que le cow-boy voyou et drôle du 5 novembre et qui, vraisemblablement, faillira à la mission.
Il n'y a plus de partis, mais des prêcheurs mondains
La responsabilité de la classe politique et des partis est entière. Ils ont assisté sans bouger à cet injuste partage de la croissance depuis une quarantaine d'années et, au lieu d'en comprendre et d'en corriger les causes, ont joué les généreux donateurs compassionnels, particulièrement en France. Le résultat de leur échec est la disparition de la majorité de leurs électeurs et donc de leurs partis à terme. Le nombre de faux "partis", sans programmes réels, a explosé, rendant la chambre ingouvernable. Les Marcheurs avaient préfiguré cette déchéance partisane : un parti centriste équivaut à une absence de parti, une idée creuse.
On notera d'ailleurs que ceux qui ont disparu les premiers (comme le PS français) sont ceux qui ont cessé de s'intéresser aux intérêts d'une classe sociale bien définie pour se gargariser de généralités, avec souvent une prévalence morale : écologie, droits de l'homme, sexualité, religion, colonisation et autres sujets. Ceux qui ont du mal à finir le mois se moquent de ces préoccupations . Il n'existe pas de généralité politique. Il y a donc une place pour un parti "partisan" qui se préoccuperait de répondre, justement, à l'attente béante des classes moyennes de pouvoir vivre de ses revenus sans la charité sociale et qui mettrait au placard les causes générales. J'en dirais à peu près autant pour le besoin d'un grand parti conservateur attaché à la production et à la croissance, qu'il ne serait pas particulièrement difficile de créer, sans les égos que, pourtant, les résultats ne valident pas. Le RN n'y résisterait pas.
Les élites frustrées conduisent la révolte en attendant la révolution
Cette situation de refuge dans le populisme, à la dérive autocratique probable, n'est qu'un moindre mal, même si c'en est un, plutôt grave. Pire encore serait la situation où cette évolution serait combattue, armes à la main, par ceux qui se pensent investis de défendre jusqu'à la mort ce pour quoi ils ont la foi. La France adore cela, mais elle manque aujourd'hui d'une grande parole fédératrice pour que le risque soit, pour l'instant, réel. Les utopies politiques ont été laminées au siècle précédent et les grands penseurs semblent s'être reconvertis dans les contes pour enfants. Encore ne faut-il pas sous-estimer la rage verbale fondée sur une pensée faible de nombreuses élites ratées et frustrées à la Mélanchon qui peuvent faire du mal. Or le nombre de ces élites sans emploi réel explose, élites que les pays développés fabriquent à outrance en droit, en commerce, en "sciences" sociales, en "sciences" politiques et autres disciplines d'accès largement ouvert. Alors déçus, ils sont prêts à détruire ce système qui reconnait si mal leur valeur. LFI (les frustrés inutilisables ?) en est un réservoir, ses élus ayant sans doute trouvé dans une élection, une alternative au chômage, comme l'étaient une part non négligeable des Marcheurs de Macron et une portion du RN. Le temps qui passe les balaiera, rendant ces élites encore plus frustrées et plus dangereuses. Rappelons-nous que ce n'est jamais le peuple qui fait les révolutions, mais des élites qui les exaltent et les entraînent. Exactement ce dont les Gilets Jaunes ont manqué.
D'autres causes agissent également, souvent en renfort de ce qui a été vu plus haut
Essayons d'en noter quelques-unes :
- La désindustrialisation. Elle a supprimé des emplois, pesant à la baisse sur les salaires des emplois encore ouverts. Elle a aussi réduit le nombre de ces emplois habituellement occupés par la classe moyenne, lui faisant ainsi perdre une partie de sa place dans la société.
- De plus, les augmentations de productivité sont nettement plus importantes dans l'industrie que dans les services. Et, sans augmentation de productivité, pas d'augmentation des revenus réels !
- L'immigration. Parlons ici de l'immigration légale qui est un problème économique et non de l'illégale qui relève du délit. L'immigration a toujours eu pour rôle de faire baisser les salaires en augmentant l'offre d'emploi quand l'offre interne est insuffisante. Cela concerne particulièrement les emplois de la classe moyenne. Le contrôle de l'immigration était un cheval de bataille du socialisme quand celui-ci défendait l'intérêt des travailleurs. Ce qui me fait penser que le populiste RN est très imprégné de valeurs de gauche quand ce qui reste du PS les a oubliées.
- Les start-ups. La France est créative et ces initiatives, si elles réussissent, sont des sources de renouvellement des emplois industriels. Or, si la France finance assez bien les phases initiales de leur vie, elle ne sait pas les accompagner dans la phase d'industrialisation. Elle préfère investir dans l'immobilier ou les produits financiers ; c'est plus sûr !
- La fiscalité (et autres contraintes) sur l'industrie. Le déficit abyssal et croissant de la balance commerciale française montre que le "made in France" n'est plus compétitif. L'affaire Michelin de fermeture d'usines en France est un bel exemple de destruction industrielle programmée par la fiscalité et la règlementation. La compétence de Michelin est difficile à mettre en cause. L'accueil industriel français ne l'est pas. Ne pleurons pas sur nos propres turpitudes, mais faisons-les cesser.
- Le libre-échangisme excessif, qui a conduit des pays comme le Royaume-Uni, l'Allemagne ou la France à perdre leur industrie et leur compétence dans des domaines entiers, allant jusqu'à menacer leur indépendance.
- Une finance débridée tournant sur elle-même, fabriquant à tour de bras des produits d'hébergement des fortunes qu'elle a favorisées et sans aucun souci de financer quoi que ce soit.
- S'ajoute enfin à tout cela la vision à court terme des dirigeants, obsédés par leurs échéances électorales devenues souvent leur seul gagne-pain, vision qui ne permet pas d'aborder avec calme et continuité des sujets comme celui-là dont la solution est impensable sur 4 ans !
La revalorisation en termes réels du revenu du travail et l'organisation de sa croissance sont donc, me semble-t-il, les voies du redressement de bien des soucis de société du monde occidental. Réussir cela est une condition de l'apaisement politique. Voilà donc à quoi doit s'atteler un Occident qui, sourd aux espoirs de sa classe moyenne, se voit, aujourd'hui, signifier par le vote populiste que quelque chose est en train de pourrir au royaume de la démocratie, quand elle ne comprend plus les attentes de sa communauté et n'y porte pas remède.
Note : Cette réflexion a été inspirée par la lecture du livre de Peter Turchin, Le Chaos qui vient. Le succès considérable du vote républicain, transformé en vote antisystème aux USA par Trump, a confirmé la justesse des mécanismes décrits que les commentateurs usuels n'avaient pas perçus en prévoyant un duel serré. J'ai exposé ici ces mécanismes en les clarifiant au mieux et en les personnalisant, après le résultat de ce vote qui a été pour moi un test.