Quelques remarques, inspirées d'événements récents, sur notre faillibilité et ses conséquences
Nous venons d'assister en 2011 à une impressionnante série d'événements aux conséquences graves, qui, tous, auraient pu être évités. S'ils ne l'ont pas été, c'est que la routine, la paresse, les passions et un souci mal calibré de l'économie aveuglent et dominent les décisions et les actes de ceux qui ont autorité. Anormal ? Inacceptable ? Peut-être, mais c'est ainsi et absolument rien ne permet d'espérer que cela change.
Je pense, bien entendu à la catastrophe de Fukushima, mais aussi à la chute de DSK, à l'accident du vol de Rio, aux inondations en zones basses, pour ne citer que quelques éléments d'actualité. Et ne pourrait-on pas dire quelque chose de semblable au sujet de la terrible crise financière récente ?
En se limitant à Fukushima, c'était jouer avec le feu que construire, puis laisser une centrale aux caractéristiques anciennes sur un passage éventuel de tsunami qui a atteint une hauteur de 9 m, ce qui, d'ailleurs, est en dessous du maximum possible. Pour le moins, il aurait été indispensable de relever la digue, ce qui n'a pas été fait. Et, non seulement cette centrale a été maintenue en activité, mais :
- l'exploitant n'avait pas respecté des demandes des autorités de sûreté,
- rien de sérieux n'avait été mis en place pour faire face à l'isolement que pouvaient provoquer les suites d'un tsunami,
- les systèmes de refroidissement, après un arrêt rapide, n'étaient protégés ni d'une coupure de courant (batteries d'une heure !), ni d'une mise hors d'état par l'eau,
- l'hydrogène n'a pas été évacué correctement, puisque des explosions ont eu lieu, détruisant les toits et endommageant probablement les cuves de confinement,
- Et ainsi de suite sur de nombreux autres aspects qu'un spécialiste traiterait mieux que moi, mais qui montrent tous qu'il ne s'agit pas de faits inéluctables, mais de mauvais choix humains, où l'incompétence en situation d'urgence a sans doute sa place.
Notons au passage que l'accident de Fukushima a des caractéristiques spécifiques, liées en particulier à la façon dont le Japon a structuré son industrie nucléaire, sur une base capitaliste concurrentielle. 11 exploitants faibles (et on dit même en limite de survie) se partagent le marché nucléaire ! Ce n'est pas le capitalisme qui est en cause, mais l'inconséquence humaine, lorsque, par idéologie, elle applique à l'industrie nucléaire un traitement économique inspiré des produits de lessive ou des yaourts.
Tout cela montre, mais nous le savions déjà, que nous ne vivons pas dans un monde idéal où les bonnes décisions s'imposeraient d'elles-mêmes parce qu'elles sont bonnes, mais dans un monde réel où les modes de fonctionnement des hommes et les limites des ressources imposent des choix imparfaits. De plus, ces solutions imparfaites sont alors livrées pour exécution à d'autres hommes, eux aussi sujets à l'erreur, pas toujours parfaitement compétents et n'ayant pas toujours le caractère requis, surtout en cas d'urgence.
Cela n'aurait qu'une importance limitée, s'il s'agissait de fabriquer des cure-dents ou de faire du conseil d'entreprise. Mais, quand un parti mal en point se livre à un homme providentiel qui envoie tout sauter pour violenter une femme de ménage, quand une administration peut décider de construire en zone inondable, quand un pilote fait une faute en situation de crise, ou enfin quand une centrale nucléaire joue avec les probabilités, c'est autre chose. Et pourtant, c'est cela la réalité avec laquelle nous devons vivre.
Il n'y a pas à mes yeux de réponse globale à ces différentes situations, mais c'est au fond cela la beauté de diriger, qui oblige à réfléchir, utiliser son expérience et celle des autres, peser les risques et les avantages, pour pouvoir quand même avancer.
Passons brièvement en revue les 4 cas ci-dessus, en nous demandant si cette faillibilité des hommes pouvait être maîtrisée :
- La fragilité de DSK était connue. Il fallait que son parti manque de toute autre solution pour choisir celle d'un homme providentiel si instable. Imaginons un instant que la même aventure se soit produite, dans les mêmes circonstances, quelque temps après son élection !
Un parti faible et sans idée, qui se livre à un homme compétent, mais sans caractère, voilà qui est bien mauvais pour la démocratie. Il n'y a sans doute pas de parade à cet effacement progressif des idéaux politiques, doublé d'une mauvaise sélection des hommes. - Il en va tout autrement des zones inondables. Une part importante de la Hollande en est une. Il y a donc des solutions techniques. Encore faut-il qu'elles ne coûtent pas plus que le bénéfice escompté. Et que des mesures de contrôle soient créées et mises en place, à la mesure du risque.
- L'accident du vol de Rio semble montrer que, au moment où les sondes de vitesse étaient contradictoires dans une région dangereuse, le pilote, pourtant apprécié, était absent, que les copilotes ont fait des erreurs et que la procédure d'Air France avait des failles. Les solutions me paraissent s'imposer d'elles-mêmes, techniques et de gestion.
- Sur les centrales, en revanche, il me semble y avoir 3 scénarios possibles :
- 1 - Un premier scénario, celui, politique, de l'Allemagne, qui a été partiellement privée après la guerre d'accès au savoir nucléaire. Elle a pris du retard et cette technologie n'est pas son point fort. Par ailleurs, elle est structurellement en excédent monétaire et peut, sans mettre ses équilibres en jeu, acheter 23% de son énergie (la part du nucléaire) ou même acheter des énergies primaires. Et le bénéfice politique d'un tel choix est si grand, à court terme, qu'il aurait été dommage de s'en priver. A long terme c'est autre chose, mais nous serons tous morts, n'est-ce pas.
- 2- Un second scénario serait de tirer la leçon de ce qui vient de se passer :
- L'impact médiatique est sans rapport avec les dégâts effectifs. On en arrive à oublier l'horreur du tsunami pour tout centrer sur l'accident nucléaire ! La seule chance de survie du nucléaire est de monter, avec force et preuves à l'appui que lorsqu'on affirme un point de sûreté, il est bien là. Un aéronef peut s'écraser sans risque sur une centrale ? Qu'une expérience le prouve. Un confinement peut résister à la fusion du cœur ? Provoquons-la et nous verrons, etc.
Le temps est passé où il suffisait de se défendre avec des arguments rationnels. Il faut maintenant y ajouter un combat contre une émotion, une forme de foi. Les arguments doivent aussi être spectaculaires.
Il faut faire des miracles. - On ne peut pas se satisfaire des actuelles solutions techniques encore en œuvre dans les vieilles centrales, même en France. Il faut pour être crédible arrêter celles qui présentent un risque, ou au moins les rénover en profondeur et montrer pourquoi et comment ce risque a disparu.
- La faillibilité humaine et la tolérance de l'opinion au risque nucléaire ne sont pas convenablement intégrées dans les options techniques. Nous vivions une époque où les États pouvaient imposer leurs vues et où on pouvait croire l'homme sérieux et responsable. C'est fini.
- L'actuelle génération de centrales (EPR), semble répondre à une partie des craintes. Prouvons-le, au lieu de simplement l'affirmer. Un peu d'imagination !
Il n'en reste pas moins que la question des déchets est béante, et ne trouvera pas de solution partielle avant la quatrième génération, semble-t-il. Cela aussi est à prouver. - Il me semble aussi que nous avons tort de laisser à la concurrence et au marché, par nature à court terme, le soin de fixer les contraintes de sécurité et le prix du kWh nucléaire, paramètres indissociables. Pour rendre le nucléaire acceptable, la priorité n'est pas son prix, mais sa sûreté, dont l'appréciation ne doit pas dépendre des caprices du moment. L'ascension du prix des énergies fossiles est fatale. Et les renouvelables sont encore 5 à 10 fois plus chères. Il y a une belle marge.
Mais sortir du marché a une contrepartie : les exploitants doivent être sous contrôle et protection des États, comme EDF ou AREVA, d'ailleurs, mais avec des missions beaucoup plus contraignantes qu'elles ne le sont aujourd'hui. Une structure quasi « militaire » peut seule rassurer. Y sommes-nous prêts ?
Cela renchérira certainement le kWh nucléaire, mais maintiendra la filière active (oui, elle risque de disparaître, comme c'était en cours ces dernières années) et conservera une activité industrielle complexe, riche en retombées industrielles, en France, qui, pour une fois, a des atouts. - Sans doute est-ce à l'échelle mondiale que doit être décidé le risque acceptable en la matière, car les conséquences des accidents ne s'arrêtent pas aux frontières. L'accident japonais rend probablement un tel accord possible et imposable aux États. Je ne parle pas du rôle que l'Europe aurait pu prendre et qu'elle n'a pas pris. Elle n’existe pas plus là qu'ailleurs.
- L'impact médiatique est sans rapport avec les dégâts effectifs. On en arrive à oublier l'horreur du tsunami pour tout centrer sur l'accident nucléaire ! La seule chance de survie du nucléaire est de monter, avec force et preuves à l'appui que lorsqu'on affirme un point de sûreté, il est bien là. Un aéronef peut s'écraser sans risque sur une centrale ? Qu'une expérience le prouve. Un confinement peut résister à la fusion du cœur ? Provoquons-la et nous verrons, etc.
- 3 - Un troisième scénario est également envisageable, que je voudrais romancer pour le faire mieux comprendre.
Une centrale française des bords d'un fleuve frontière subit un scénario à la Fukushima. En effet, les crues violentes de ce fleuve sont connues, mais très peu probables. Pourtant, une crue exceptionnelle se produit. La digue (elle ne couvre que 99% des cas) est submergée. Elle aurait cédé de toute façon pour moins que cela, en raison de malfaçons connues, mais pas encore corrigées. La centrale est submergée, hélas, quelques mois seulement avant que commencent les travaux d'isolation des refroidisseurs, prévus depuis 5 ans, mais retardés depuis plus de 2 ans par la commission des sites, qui avait exigé des protections pour des nichoirs de sittelles.
Le jour du drame, EDF était en grève pour défendre son indéfendable comité d'entreprise et la centrale était en effectif réduit.
Le directeur était en congé à Bali et avait coupé son portable. C'est son droit. Lassé par la routine et fort de ses 34 ans, le responsable de la sécurité avait discrètement pris son après-midi avec la comptable, pour étudier au Formule1 local les mystères insondables de la bête à deux dos.
Son adjoint, un alcoolique connu, mais maintenu à son poste sous la pression des syndicats, avait profité de cet après-midi calme et de l'absence de ses chefs pour comparer les mérites respectifs des alcools blancs français et italiens, ce qui avait considérablement diminué ses capacités de réaction.
Heureusement, un jeune stagiaire étudiant en sciences sociales et faisant un stage ouvrier était présent. Il s'enfuira d'ailleurs assez rapidement, le cas auquel il avait à faire face n'étant ni scientifique, ni social.
Les bonnes décisions furent prises, annonça dès le lendemain EDF, décisions qui conduisirent en trois jours à l'explosion des réacteurs et à la fusion des cœurs.
Un nuage se répandit vers l'Est et le Nord, car le vent était assez violent. Le beau fleuve frontière fut contaminé de part et d'autre, jusqu'à la mer. Il fallut évacuer des millions d'habitants de plusieurs pays, stériliser (pour moins de 5000 ans !) des zones considérables de production industrielle de cette région, semant une désolation extrême.
La consternation fut immense et le doute qui avait plané jusque-là devint une certitude que les besoins de sérieux et de concentration qu'exigent ces outils avaient dépassé les capacités des individus normaux. Que, quoi qu'on dise ou promette, jamais le risque ne serait réduit à un niveau acceptable. Les dirigeants eux-mêmes n'y croyaient plus et leurs populations avaient basculé sans espoir de retour. Ce qui avait été en Europe un sujet de compassion quand l'affaire avait lieu au Japon était devenu inacceptable.
Les Nations Unies prirent alors deux décisions : l'une fut de rechercher les carences de la France et sa responsabilité et l'autre fut d'exiger de toutes les nations l'abandon programmé du nucléaire.
La France fut reconnue coupable de décisions assimilables à des crimes contre l'humanité et une partie de son personnel politique fut présenté au tribunal de La Haye. Sa fierté dans les sciences nucléaires était devenue objet d’opprobre. Quant à l'arrêt des centrales nucléaires, ce fut un tel choc économique que le pays, frappé par un chômage considérable, se réfugia dans la violence et la révolution.
Improbable, excessif ? Certes, mais pas invraisemblable, au prochain accident.
Alors, qui va l'emporter ? Les enjeux devant le renchérissement et la raréfaction des énergies fossiles devraient peser lourdement à long terme. De plus, les espoirs en matière de déchets et la meilleure utilisation de l'uranium (un facteur de plus de 10!) que présente la future génération de centrales permettent d'espérer que la raison prévaudra et qu'on ne jettera pas le bébé avec l'eau du bain.
Le risque d'un nouvel accident est cependant loin d'être un artefact de l'imagination et le nombre de centrales en France, en dépit des propos lénifiants sur notre capacité à faire face, nous désigne pour en être le lieu. Ma conviction est alors que c'est le 3e. scénario qui l'emportera. J'espère me tromper.