Les mots ont cette propriété qu'une fois prononcés, ceux qui les disent, comme ceux qui les entendent, croient aussitôt qu'ils recouvrent une réalité. Faut-il le croire ?
Parfois même, certains pensent qu'ils coïncident avec une réalité dont l'existence serait objective et que l'objet ainsi nommé est à portée de leur main, de toutes les mains. Ils croient, au fond, que ce dont ils parlent existe, que le mot en est une approche imparfaite et qu'un langage soigné, une expression juste, vont permettre d'approcher cet objet avec une précision croissante.
Les religions ne vont-elles pas jusqu'à trouver dans les mots la Vérité, absolue, transcendante ! Et elles consacrent à l'étude du mot et des livres, une énergie et une intelligence qui ne se justifie que par cette foi dans la réalité des objets recouverts par les mots. Dieu, bien, mal, bonté, justice, beauté, etc.
Nos échanges se fondent d'ailleurs sur la supposition que celui à qui l'on parle place dans le mot qu'on utilise le même contenu que nous. Ce qui conduit à ces situations tragiques où les mots deviennent les éclaireurs du désastre lorsqu'on se bat pour la patrie, pour dieu, pour la justice ou les droits de l'homme pour ne prendre que quelques exemples et non pour les réalités qu'ils recouvrent.
Car, il va de soi que celui qui utilise le même mot que moi, mais qui y met un autre sens, le fait consciemment, avec l'intention de tromper. Il ment, il est mauvais, il incarne le mal (c'est quoi le mal ?). Il faut le détruire. N'est-ce pas ? Ou bien celui qui voit la beauté dans Raphaël alors que chacun sait qu'elle est chez Pollock, ou que rien n'a dépassé ni ne dépassera jamais la splendeur de J. S Bach ? Car la beauté, cela existe ! Et ce n'est que perfidie, mensonge et mal que de ne pas la reconnaître là où elle est. N'est-ce pas ? Et, plus subtil, qui pourrait croire que les mathématiques ou que les lois de la nature n'existent pas ? Ou penser un instant que le théorème de Pythagore n'est pas là, devant moi, étincelant dans sa splendeur, que mon esprit, affamé de vérité, découvre ? N'est-ce pas !
Alors, dévoilons-nous. Car c'est exactement ce que je pense : que le théorème de Pythagore n'est qu'un outil fragile d'une représentation humaine du monde qu'on appelle la géométrie euclidienne, qu'il n'est pas vrai en toutes circonstances. Ceci ne veut pas dire qu'il soit faux, puisqu'il est utile ; mais il n'a en rien le statut de vérité. C'est la grandeur tragique de tout savoir. Il éclaire, un peu, de façon éphémère un aspect du monde, lui-même éphémère. Un pas nouveau, une représentation nouvelle seront toujours possibles qui, peut-être, seront plus utiles, plus éclairants. Et cette marche, par essence, est sans fin.
Il n'est nullement nécessaire, et cela est essentiel, que l'objet que décrit ma représentation (ici le théorème de Pythagore) existe ou non. Si ma représentation est utile (c'est bien le cas ici), ce savoir joue tout son rôle dans le monde. Je peux m'en servir, le transmettre, le partager et par un mot qui le désigne, je peux échanger avec mes semblables, qu'existe ou non quelque part la loi dont je me sers et dont je me suis fait une représentation efficace.
Il me semble que je viens, pour un premier mot, de perdre mes illusions. Et que derrière ce mot il me devient indifférent de réussir ou non à plaquer une réalité, car l'hypothèse de cette réalité est au fond inutile.
Ma conviction est qu'il en est aussi pour tous les mots. Ils sont des signes, des supports, de ce que je me représente du monde. Et ce signe porte avec lui ce que je sais, mon expérience, mes attentes. Ce signe est subjectif, mais j'espère qu'une partie de son contenu a aussi un sens qui recouvre le mien pour celui à qui je l'adresse. Et, si cette représentation que je me fais du monde, peut-être en partie partagée par d'autres humains, est utile pour que je m'y sente bien, utile pour que je contribue par mes actes à la vie de mon espèce, alors le mot trouve son poids pragmatique, son efficacité, sans que je me pose d'autres questions, sans réponse d'ailleurs, sur l'existence ou non de la réalité de son contenu.
Il me semble aussi que cet espoir qu'existe ce dont on parle est une attitude, un peu naïve, que l'on remet rarement en cause parce qu'elle rassure. Il est apaisant de croire qu'existent le bien, la beauté, la sagesse, etc. Peut-être le devons-nous à ce qui reste de notre culture idéaliste, qui veut que les choses existent absolument (les Idées de Platon) et que nous n'en percevons que les ombres, pauvres êtres débiles, enfermés dans notre caverne. Tous nos monothéismes découlent de cette croyance. Et qu'il est donc rassurant d'y croire !
Je suis aussi convaincu que prendre les mots pour la réalité est dangereux pour moi et pour les autres. Il ne me viendrait pas à l'idée de prendre une photo de mon fils pour mon fils. Elle n'en est qu'une représentation, un mot image. Mon fils a d'autres propriétés que cette image. C'est pourtant ce que je suis prêt à faire en donnant aux mots une réalité qu'ils n'ont pas.
Les mots sont donc, pour moi, des symboles, une musique du réel qui peut me toucher, m'émouvoir, m'illuminer peut-être et me permettre de donner mon sens à mes actes. Mais ce n'est jamais que moi qui réagis à cette représentation du réel, si difficile à partager. Je ne sais même pas si ce réel existe et au fond je m'en moque.
Ces pauvres mots, témoins de mon esprit se projetant sur le réel, sont pourtant ma plus grande richesse, que nul ne peut me prendre. Ils traduisent mon interaction au monde et à la société où je vis. Ils méritent respect, le même que celui que je devrais porter, avec tolérance, aux mots des autres qui parfois me blessent, tout simplement parce qu'ils ne recouvrent pas exactement ma propre représentation.
Ne prêtons pas aux mots plus qu'ils ne peuvent donner ; ils donnent déjà beaucoup. Mais sachons garder nos distances vis à vis de ce réel qui nous englobe et est notre loi, mais que nos mots ne peuvent jamais prétendre être.