tour ecrouL'opéra de Britten, le Tour d'Ecrou, pose la question de l'innocence face au bien et au mal, ce qui d'ailleurs suppose que le sens de ces deux derniers mots soit compris et sa compréhension partagée par ceux qui en dissertent. C'est aussi le mystère de l'initiation qui est abordé là. Les analyses du contenu de cet opéra se réduisent souvent à des commentaires sur son étrangeté, son obscurité et ne citent l'innocence et le mal qui sont au coeur de ce drame que comme un contexte allant de soi. Est-ce si évident ?

 

L'intrigue, d'après le roman de Henri James est simple, bien qu'irréelle. Le tuteur de deux enfants d'une dizaine d'années est retenu en ville par ses occupations et confie leur éducation et leur enseignement à une gouvernante qui réside avec eux dans une maison de campagne. Une nouvelle gouvernante vient prendre ses fonctions après le décès de la première, décès mystérieux simultané à celui d'un valet, Peter Quint. La nouvelle gouvernante découvre alors que les deux disparus reviennent sous forme de fantômes pour entraîner les enfants avec eux. Aidée d'une intendante, Mrs Grose, elle veut tenter de les "sauver". Elle aura un succès partiel, mais aura elle-même vécu une véritable initiation.

Tout, dans cet Opéra, est dit, superbement, et l'écriture musicale de Britten souligne magnifiquement le texte et l'atmosphère du drame. Les enfants, bien entendu, sont "innocents" et, malgré leur drame, conserveront en apparence cette innocence. Est-ce si certain ? Et est-ce une bonne chose ? Et la gouvernante ou Mrs Grose, le sont-elles, elles aussi, innocentes ? Seuls les deux ectoplasmes ne laissent pas planer le doute : ils ont commis le mal, un mal effroyable, indicible et ne trouvent pas de répit entre le monde des vivants et celui des morts. Chercheraient-ils, en séduisant les enfants, à retrouver, eux aussi, leur innocence ?

On peut et c'est souvent le cas des critiques et recensions disponibles, se contenter de ce tableau. Il semble au contraire que ce serait passer à côté d'un conte philosophique passionnant et dont je voudrais ici proposer une trame.

L'innocence

D'abord, qu'est-ce que l'innocence, ici au centre des enjeux ? Convenons sans grande difficulté que c'est l'état, souvent propre aux enfants, où les actes commis le sont par des êtres qui ne les passent pas au filtre du bien et du mal. Un état de nature, en quelque sorte, où l'expérience et les repères sont encore rares et autorisent mal ce filtrage, état en effet, souvent propre aux enfants. Cela ne signifie pas que ces actes soient nourris de beau, de bien, de juste ! Parfois oui, parfois non. Chez un enfant, arracher les moustaches du chat, tabasser ses camarades plus faibles, faire souffrir des animaux n'est pas faire le mal en sachant qu'il le fait, mais faire le mal, sans le savoir, par plaisir, pour jouer. Soyons lucides et constatons d'ailleurs que tous les actes peuvent procurer du plaisir, attachés ou non à l"étiquette "bien" ou "mal" et cela à tout âge. C'est parfois difficile à admettre.

Le bien et le mal

Mais, peut-être devrions nous mieux convenir des termes de bien et mal. Très globalement, il est facile de constater que les choix du bien et du mal sont des faits conscients de civilisations, exprimés dans des formes diverses par les institutions familiales, civiles ou religieuses, leur choix du bien étant fondé pour l'essentiel sur ce qui favorise le maintien et le développement de l'espèce. Ne pas tuer ni voler, ne pas convoiter les épouses des autres, interdire l'inceste, etc. Tout cela y contribue et y trouve sa justification. Dans ce contexte, il est évident que le sens du bien et du mal imprègne naturellement les civilisations humaines, puisque notre espèce a survécu. Mais, par contre, l'arrivée à l'expression consciente de ce principe du bien et du mal suppose une capacité d'abstraction et de formulation que chaque civilisation réalisera progressivement à travers ses institutions propres. Légendes, tradition orale, livres" révélés", codes de la loi, etc. qui formeront le corpus de cette expression, d'ailleurs d'une immense diversité de forme.

Eduquer, transmettre

Comme tout acquis de civilisation, la formalisation de bien et du mal doit être transmise pour assurer la cohérence de cette civilisation. On n'imagine pas la possibilité d'établir des lois et donc de faire vivre une société dans un monde où chacun aurait son outil de mesure du bien et du mal. Un degré minimal de cohérence s'impose alors, même si une identité absolue des valeurs est une utopie, dont certaines tendances absolutistes actuelles, surtout religieuses, gardent la nostalgie. Cette transmission passe par une éducation de chaque être, un transfert d'expérience, parfois une dogmatisation au moins partielle de ces principes, une catéchèse morale. C'est cela, l'éducation du bien et du mal, ce subtil mélange de nature brute respectée, d'expérience transmise et de formalisation dans les textes de ces valeurs partagées, sous la forme d'un enseignement qui doit aussi être en adéquation avec la nature et l'expérience propre de celui qui reçoit cette éducation.

L'initiation première

C'est l'aboutissement réussi de cette éducation qui a conféré à l'initié les outils de ses choix, de son indépendance, de sa responsabilité. L'initié est l'adulte. Ce n'est pas lui qui en décide, mais la société où il va vivre et qui, à travers un rituel, civil ou religieux lui confère ce statut et la charge de responsabilité associée. Simple ? Pas tout à fait, car cet état d'initié peut prendre deux niveaux, comme l'opéra le montre remarquablement.
Le premier est le plus courant : sachant ce qu'est le bien et le mal, repoussez le second, rétablissez toujours et partout le bien et vous serez un digne membre de notre société. C'est, avec la promesse du salut, la trame monothéiste. Ici, Mrs Grose et la Gouvernante au début de l'opéra, en sont de parfaits exemples. Mais surgit alors le paradoxe classique du mal. Il est là, reste là, en dépit des efforts. L'homme tue, convoite les femmes des autres, vole, aime la guerre et la chasse, vibre à la souffrance des autres, jouit autant du mal que du bien. La seule réponse est alors de lutter sans fin contre ce mal, même si l'espoir de le réduire est modeste. C'est une sorte d'innocence prolongée qui refuse l'idée du mal, une morale simple à la portée de tous.

La seconde initiation

C'est à mes yeux la seule vraie initiation. C'est celle que la gouvernante va recevoir dans la seconde partie de l'opéra, acte 2 scène 1, lorsqu'elle dit "O innocence, vous m'avez corrompue !". C'est sans doute celle qui présidait aussi aux comportements de Britten. Pour la caractériser en quelques mots, disons que c'est celle, lucide, qui donne sa part au mal, mais une part réduite et contrôlée. C'est ce que fait le législateur qui donne le monopole de la violence à des corps institués, qui réglemente la chasse et l'abattage des animaux, etc. C'est ce que font les religions qui ritualisent les actes qui relèvent de ce mal. Le mal n'est plus systématiquement rejeté. Il est identifié, nommé, encadré. Dans ces limites, il redevient partie prenante de la vie, ce qu'il a toujours été ; sa réalité, sa nature sont reconnues. La gouvernante sauvera Flora en acceptant cette part de mal. Elle voit le mal, physiquement (les fantômes) et en esprit ; elle compose ou lutte avec lui. Elle ne le nie pas comme Mrs Grose, aveugle, qui dit seulement "Miles ne peut rien faire de mal". Il est évident que cette seconde initiation est plus subtile, plus fragile que la première et ne peut pas convenir à tous, quoi qu'en pense Nietzche... Mrs Grose n'y aura jamais droit, elle qui dit qu'il suffit de faire le bien et "que tout s'arrangera".

Le viol de l'innocence

L'opéra pose cette question avec acuité. Flora et Miles ont été livrés, encore enfants et avant d'être initiés, à la séduction du mal. Innocence suppose protection et ce ne fut pas le cas. Celle qui devait les guider, Ms Jessel, les a trahis, a violé leur innocence, avec la complicité de Peter Quint, en leur faisant miroiter la fascination liée à des actes mauvais. Flora en est, semble-t-il peu consciente et pourra peut-être reprendre son éducation. Miles non. Il le dit à la gouvernante : "Vous voyez, je suis mauvais, je suis mauvais, n'est-ce pas" ? Il a l'intuition d'avoir basculé dans un état irréversible. Pour l'en arracher, c'est sa vie qu'il faudra prendre.

Quelques conséquences

Ce que les auteurs et en particulier Britten nous disent ici, c'est qu'il y a un temps pour chaque chose et que l'innocence protégée est nécessaire jusqu'à l'initiation. La révélation du bien et du mal est un processus dangereux, où chaque phase doit être respectée dans sa durée et son approfondissement.
Ils nous rappellent aussi que le viol de cette innocence est possible et peut n'être pas réversible.
Ils nous disent enfin que la première initiation, celle qui veut mettre le bien partout, est un pis aller, une simplification. Certes, la société peut s'en contenter pour une partie de ses membres, les moins exposés aux responsabilités. Pour les autres, il faudra mettre en place toute la force d'une éducation à la jésuite...

Je vous suggère l'enregistrement de 2001 du Festival d'Aix avec Mireille Delunsch et la mise en scène de Luc Bondy (DVD Bel Air BAC 008)