Le progrès ne vaut que s'il n'irradie personne
Les Echos 4 avril 2011 par Denis_Consigny
L’analyse des événements survenus à la centrale de Fukushima conduit à remettre en question les principes fondateurs de la sûreté nucléaire, pour tous les réacteurs en service dans le monde. Les moyens financiers et humains déjà mobilisés au niveau international pour concevoir les générateurs d’après demain peuvent-ils être affectés à la sécurisation de ceux d’aujourd’hui ?
Emprunté à Aristote, le slogan de la SNCF, grosse consommatrice d’électricité s’il en est, peut aujourd’hui être paraphrasé en ces termes : le progrès ne vaut que s’il n’irradie personne. C’est bien évidemment l’effrayant spectacle du site de la centrale nucléaire de Fukushima qui m’inspire cette formulation : les drames, les souffrances et les angoisses que subissent les japonais depuis le 11 mars 2011 sont de nature à faire douter de la notion même de progrès.
Avant même qu’il soit possible de faire le bilan définitif du pourquoi, du comment et du combien les défaillances puis les pertes de contrôle des réacteurs et cuves de stockage présents sur le site auront amplifié les conséquences du gigantesque et double cataclysme initial, la priorité absolue est de savoir quelles décisions concrètes seront prises, à l’échelle planétaire, sur la base des retours d’expérience d’une catastrophe qui était tenue pour impossible avant sa survenance.
Le minimum me semble être la création ou la désignation immédiate d’une Instance mondiale, dotée de financements et de pouvoirs d’intervention à la hauteur des enjeux. A terme, cette Instance devra s’efforcer de guérir notre addiction aux énergies non contingentées et relativement bon marché. En attendant, il est malheureusement évident que nos sociétés développées ne supporteraient pas un sevrage brutal et que les énergies renouvelables, malgré leur immense potentiel, ne représentent pour l’instant que de faibles doses de méthadone, sans commune mesure avec nos exigences quotidiennes. Nous allons donc continuer à faire fonctionner la plus grande partie des 400 et quelques réacteurs disséminés sur notre planète. La seule différence est que désormais nous les savons extrêmement dangereux alors que nous les pensions totalement sécurisés, ou, en tous cas, incapables de s’approcher de l’accident ultime survenu en 1986 à Tchernobyl qui devait représenter à jamais le summum des erreurs et dégâts envisageables.
Une sûreté basée sur le principe de confinement
La mission à laquelle cette Instance devra s’atteler en priorité absolue consiste à revisiter intégralement l’ensemble de la doctrine de la sécurité nucléaire et de ses déclinaisons, au niveau de chaque pays, de chaque constructeur et de chaque exploitant. Vaste mais indispensable chantier, qui va bien au delà du « renforcement des normes » que d’aucuns appellent de leurs vœux. Il apparaît en effet que les 434 réacteurs nucléaires opérationnels dans le monde ont en commun avec ceux qui sont en train de tuer la vie actuelle et à venir dans la région de Fukushima un défaut de conception majeur : leur sûreté de fonctionnement est essentiellement basée sur le principe de confinement, dont on découvre aujourd’hui qu’il constitue une parade nécessaire mais dramatiquement non suffisante à la dangerosité intrinsèque de ces machines. Dans ces conditions, il est clair que l’humanité ne peut pas attendre que chacun des 31 pays qui utilisent des réacteurs nucléaires trouve les moyens techniques et financiers de les sécuriser ou de les arrêter.
Je ne suis pas spécialiste de l’énergie nucléaire, mais j’ai quelques connaissances dans le domaine de la sûreté de fonctionnement. Les Experts ont toujours déclaré : « il sera possible de faire face à toutes les situations pouvant survenir au cœur des réacteurs puisque (sauf à Tchernobyl et dans quelques antiquités) ces coeurs sont placés à l’intérieur de doubles ou triples enceintes de confinement ». Pourtant, il me semble logique de faire remarquer qu’à cette sécurité de fin de chaîne, il serait préférable de substituer une sécurité amont comportant au moins 3 niveaux : puisque l’expérience monte que le confinement ne suffit pas, il faut mettre en oeuvre par exemple la séquence sécuritaire suivante : non-échauffement + refroidissement + confinement.
Le non échauffement devrait être l’alfa et l’oméga de la chaîne de sécurité. On sait que la descente des gaines de protection permet d’éviter la propagation des neutrons d’un crayon à l’autre à l’intérieur du cœur d’un réacteur mais que, même dans ces conditions dites d’arrêt, un réacteur à eau bouillante ou pressurisée continue à produire 6% de sa puissance thermique du fait de l’échauffement résiduel interne des crayons qu’il contient. Cela représente une quantité d’énergie considérable, qui provoque assez rapidement la fusion du cœur dès lors que l’on se trouve dans l’impossibilité de faire circuler à l’intérieur et en périphérie de ce dernier un fluide de refroidissement en quantité suffisante.
Il doit être possible d’assurer la sûreté de fonctionnement au niveau élémentaire, celui des empilements de combustible. On devrait par exemple pouvoir équiper chaque crayon, qui est une mini enceinte scellée, d’un dispositif mécanique interne permettant d’écarter les pastilles empilées et/ou de cartouches de type sprinkler remplies d’absorbeurs de neutrons sous forme liquide, gazeuse ou poudreuse. De tels dispositifs inhibiteurs pourraient être déclenchés automatiquement dès lors que la pression ou la température à l’intérieur d’un crayon atteindrait un seuil donné : si aucun de ses composants ne peut, par construction, dépasser une valeur critique, le cœur sera préservé en toutes circonstances, et nous avec lui …
Un circuit de refroidissement de secours pour une chaîne de sécurité crédible
Le refroidissement représente un deuxième niveau de sécurité également indispensable. Il est étonnant, dans tous les sens de terme, de constater qu’il n’existe pas, dans les centrales actuelles, de circuit de refroidissement totalement indépendant du ou des circuits de transfert thermique entre le cœur et le générateur de vapeur. L’expérience montre que les incidents ou accidents pouvant conduire à l’indisponibilité du fluide de refroidissement sont multiples et que la géosphère et la biosphère font ensemble preuve dans ce domaine d’une imagination très supérieure à celle de la noosphère. Un circuit de refroidissement de secours, utilisant d’autres entrées / sorties, un autre fluide, d’autres moyens de circulation et d’autres échangeurs (aérothermes ?) que le circuit principal apparaît donc comme un maillon indispensable de ce qui pourrait être une chaîne de sécurité crédible.
Enfin le confinement est effectivement indispensable (les réactions en chaîne n’émettent pas que dans le spectre thermique !) et il n’est pas douteux que sur ce critère, les EPR seront plus sûrs que les actuelles centrales Françaises, elles mêmes supérieures aux centrales japonaises qui sont très au dessus des réacteurs de type Tchernobyl. Mais l’expérience nous montre que le confinement est une réponse à ce point insuffisante aux problèmes de sécurité des réacteurs nucléaires qu’il faut parfois le reconstituer avec des moyens de fortune après de terribles accidents dont les conséquences dans l’espace et dans le temps confinent, quant à elles, à l’indescriptible et à l’inchiffrable.
Ces pistes de refondation de la doctrine de sûreté de fonctionnement des réacteurs nucléaires qui nous alimentent en électricité et, depuis que nous avons pris la mesure de leur vulnérabilité, en angoisse ne sont peut-être pas les bonnes. Peut-être ne peuvent elles pas déboucher sur les indispensables opérations de rétro-fits des centrales existantes qui permettraient de ramener le risque à un niveau de probabilité acceptable, compte tenu de l’importance et de la dissémination du parc. L’important est que ces pistes soient explorées en urgence, en parallèle avec des dizaines ou des centaines d’autres, par celles et ceux qui détiennent, tout autour de la planète, les connaissances et le savoir faire relatifs au feu nucléaire. A eux de transcender leur erreur d’appréciation collective en inventant, fabriquant et installant les extincteurs dont les centrales sont dépourvues. Si l’objectif de sortir du nucléaire est inaccessible à court terme, celui de tout faire pour minimiser le risque nucléaire devrait être aussi consensuel que mobilisateur.
Trop cher ? Les financements internationaux et la matière grise affectés au projet ITER me semblent pouvoir être immédiatement captés pour être consacrés à ce problème dont la résolution aussi rapide que possible conditionne rien moins que l’habitabilité de notre petite planète : entre la réduction du risque aujourd’hui avéré de survenance de nouveaux Fukushima et quelques mois ou années de retard supplémentaires pour le démarrage du prototype de l’hypothétique prochaine génération de générateurs qui promet (en vertu du complexe de Prométhée ou dans le cadre d’une démarche digne de son frère Epiméthée*) de réaliser le rêve de la fusion, le choix ne devrait pas être très difficile.
* Littéralement : celui qui réfléchit après coup.