On n'aime pas ce qu'on est, dont on connaît bien toute l'imperfection. Imperfection physique ou morale ou les deux, imperfection en tout cas qu'on n'ose pas aimer. Narcisse nous amuse. Il est ridicule et détestable. L'arrogance du fanatique qui aime sa vérité et cela seulement, nous l'exécrons. Nous plaignons ceux qui s'aiment trop eux-mêmes, comme victimes consentantes de leur prison. Nous nous sentons rarement attirés par ceux qui nous imitent ou nous ressemblent trop, car nous voyons trop facilement nos limites et nos grimaces. Nous sentons bien qu'aimer ne pourrait pas s'adresser à ce qui est sous notre main et que pour aimer, il faut quelque distance irrémédiable, réelle ou imaginée.
 
 
C'est en pensant à l'interprétation de la musique que cette idée de distance s'est imposée à moi. En admirant (n'est-ce pas un peu aimer qu'admirer ?) le jeu d'un interprète, c'est en fait la personne qu'on admire. Le jeu est le fait, la preuve ; la personne est la loi qui l'a produit. Ce n'est pas le jeu qu'on aime, mais la personne qui joue. Parce qu'elle nous fait du bien, nous rend heureux, remue notre indolence émotionnelle ? Certainement. Mais surtout parce qu'elle est loin, qu'elle est un idéal qui s'est incarné, qu'elle est ce que nous voudrions être et que nous ne serons pas. Oui, la distance irrémédiable qui nous sépare de l'interprète est un ingrédient sans lequel l'admiration ne peut pas naître dans sa pureté.
 
 
Pourquoi aime-t-on une femme ? Parce qu'elle est ce que mon ADN ne m'accorde pas d'être et que je sens en elle un idéal que je truffe d'adjectifs positifs. Vérité ou illusion ? Sans importance dans la genèse de mon amour. Il y a un temps pour aimer et parfois un autre pour choir... ou découvrir qu'on avait raison. Mais, là aussi, la distance que m'impose la nature m'empêche de réduire cette relation naissante à un débat boutiquier et me permet d'y substituer un espoir de perfection, formidable moteur de la construction de cette relation.
 
 
Et pourquoi garde-t-on au fond de soi le souvenir des morts et leur prête-t-on parfois plus de vertus qu'ils ne semblaient en avoir lorsqu'ils étaient vivants ? La distance définitive qui s'est établie entre eux et nous libère notre capacité de reconstruction idéale de ce qu'ils ont été. Et, peu à peu, nous pouvons leur donner la forme de nos souvenirs sublimés, qui nous les rend encore plus dignes de notre amour.
 
 

Mille exemples s'offrent à nous de la nécessité de cette distance imposée pour pouvoir aimer. Un paysage, une fleur, un animal de compagnie, une œuvre d'art, etc. Quel miracle que cette capacité que nous avons à construire et retoucher notre représentation de ce qui est, pour le rendre digne d'être aimé ! Et ne doit-on pas en tirer aussi la conséquence que nous n'aimons que nous, ou plutôt ce que nous nous sommes construit pour l'aimer ? Solitude sans issue...